Dominique Rolland

Ayzan,

cours avertir mes loas, dis-leur que je suis en danger.

Depuis un an, six mois que j’erre sur la mer,

plus rien ne m’atteint.

Ayzan, cours avertir mes loas!

De son bras tendu, je me souviens qu’elle hausse le soleil

jailli de ses paumes jusqu’au ciel obscur des cintres

où je me tiens. Dans la cabine de régie, du bout des doigts,

je fais le petit jour et la tombée de la nuit,

les pâleurs d’hivernage et l’ombre violette du crépuscule.

Au dessous de moi des voix s’interpellent,

se mêlent et s’accordent et se croisent et se

brisent contre le ressac des tambours chevauchés,

domptés de mains sonores, paumes une après l’autre lances

et pleure une contrebasse au ventre d’enfances frileuses.

Ton nom chante la strangulation séculaire d’Haïti,

Bissainthe, Toto

Bissainthe et de pays nocturne où ta voix me parvient

500 esclaves furent vendus en juin 1725 par un pirate

négrier, un anglais du nom de Huckett

qui signale dans son journal

qu’à Matatane on peut trafiquer des nègres

pour une somme modique, bien que les dits nègres

soient de plus faible complexion que

ceux que l’on trouve en guinée.

Et son bateau, doublant le Cap, fit route sur

Saint-Domingue.

Ayzan, cours avertir mes loas,

dis-leur que je suis en danger!

Tu chantais ces nuits après le concert,

si tu te souviens bien,

nous allions écouter chanter les hélices du côté des docks

et quand par mégarde on s’attardait à boire

dans les bistrots du port,

oubliant la scène et les lumières et

chantais encore qu’il existe près des écluses

un bas quartier de bohémiens

dont la belle jeunesse s’use à démêler le tien du mien,

c’est une chanson pour toi,

une chanson pour tous ceux qui comme toi

on le goût des voyages.

Le goût des voyages et la nostalgie d’un ailleurs perdu

S’éloigner jusqu’aux limites du monde,

sur le bord extrême du rêve,

là où les mois s’accumulent comme des briques,

l’une sur l’autre posées formant muraille

le long de la brèche infinie,

s’écarter jusqu’à ce que cette nuit du Havre devienne aussi

lointaine et brillante q’une étoile.

Cette nuit du Havre et tant d’autres chevauchées,

tièdes et sereines,

nuits à traverser côte à côte en se parlant à mi-voix

sur les quais du monde,

Le Havre, Dar-Es-Salam, Amsterdam, Liverpool, Smyrne

Ayzan, cours avertir mes loas,

dis-leur que je suis en danger. Depuis un an,

six mois que j’erre sur la mer, plus rien ne m’atteint.

Ayzan, cours avertir mes loas!

Ayzan, cours avertir mes loas

L’été dernier encore nous marchions dans la chaleur moite,

le long du port du Havre dans la lumière orange

des réverbères. On se serait cru marchant

entre les entrepôts de Smyrne, avec des cargaisons d’épices

venues de Ceylan ou de Singapour.

Ayzan, cours avertir mes loas que je suis en danger!

Je dois l’avouer, je ne suis qu’un marin de basin

du Luxembourg : mes seuls voiliers en balsa.

L’autre bord n est pas loin.

Au Havre, nous n’aimions rien tant que les jetées

et la haute coque des navires au dessus de nos têtes

et ces voix de marins étrangers s’échangeaient des

insultes.

Au Havre nos navigations futures se consumaient

au bout de nos cigarettes anglaises

Au Havre tu avais un porte-monnaie en plastique transparent

avec dedans les billets de banque de ton monopoly personnel

qui n’achetaient pas l’avenue de Breteuil

mais s?’changeaient contre des paroles de chansons,

de celles qui disent

que quand les hommes vivront d’amour

Ayzan, cours avertir mes loas; dis-leur

que je suis en danger. Depuis un an, six mois

que j’erre sur la mer, que veux-tu que cela me fasse?

Dominique Rolland

Ayzan, cours avertir mes loas!